Jésus prononce cette formule à propos de la légitimité de l'impôt acquitté par les Juifs à l'occupant romain. Elle correspond en fait au premier élément de la sentence, que suit son corollaire, « et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Les trois Évangiles de Matthieu, Marc et Luc rapportent cette phrase. Pendant les trois années que dure son ministère en Galilée et en Judée, Jésus doit constamment faire face aux attaques plus ou moins frontales des différentes tendances du judaïsme de l'époque. Car il dérange tout le monde, à la fois par sa grande popularité auprès des foules devant lesquelles il parle, et par sa remise en cause de l'attitude religieuse des chefs du judaïsme (le Sanhédrin, le conseil suprême composé des grands prêtres et des scribes), mais aussi des différentes sectes politico-religieuses (les pharisiens comme les sadducéens).
Cette phrase est prononcée à Jérusalem, lors de la célébration de la Pâque. Une semaine d'intense activité pour Jésus, qui prêche dans le Temple, use de violence pour chasser les marchands du sanctuaire et s'en prend ouvertement à la façon scandaleuse dont les autorités du lieu interprètent à leur seul profit les commandements de la Loi juive.
Jésus a un affrontement très dur avec les membres du Sanhédrin, qui veulent lui faire avouer au nom de quelle autorité il agit de la sorte. Il met ses adversaires dans l'embarras en leur demandant si le baptême que lui a donné Jean vient du ciel ou des hommes. Les chefs du Sanhédrin sont dans l'incapacité de répondre : ne pas reconnaître l'autorité de Jean, c'est risquer d'irriter la foule qui voit dans le baptiste un prophète, mais reconnaître son autorité, c'est en même temps reconnaître celle de Jésus. La prudence l'emporte et les membres du conseil se dérobent : « Nous ne savons pas ! » C'est une humiliation difficile à supporter pour ces grands personnages. Ils veulent « coincer » Jésus pour établir contre lui un dossier d'accusation solide. Aussi envoient-ils un groupe d'hommes chargés de le questionner.
DES SPÉCIALISTES DE LA DÉSTABILISATION
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Quelle étrange association d'individus que cette délégation qui comprend des représentants des tendances les plus contradictoires du judaïsme, les pharisiens et les hérodiens ! Les premiers, les plus pieux de tous les Juifs, mettent l'accent sur la fidélité la plus stricte aux observations de la Loi. Ce sont les interlocuteurs habituels de Jésus. Maniaques de l'ordre sacré, ils soulignent chaque manquement du petit groupe des disciples (non-respect du shabbat, fréquentation de personnes jugées « impures »...). Les seconds sont les partisans de la dynastie hérodienne, représentée par Hérode Antipas, tétrarque (gouverneur) de Galilée. Aux yeux des autres Juifs, ce sont des « collaborateurs » qui ne craignent pas de se compromettre avec l'occupant romain. Ces deux groupes antagonistes s'unissent provisoirement pour mettre en difficulté Jésus, ce prophète dangereux et insaisissable. Les pharisiens sont des spécialistes du « piège » (l'épreuve) destiné à déstabiliser un adversaire : on lui pose une question tellement bien élaborée qu'il n'y a que deux réponses possibles, aussi compromettantes l'une que l'autre.
UNE RUSE IMPARABLE, ENFIN !
Ils ont déjà employé à trois reprises cette technique contre Jésus : à propos du divorce, de la femme adultère et du plus grand commandement à observer. S'ils avaient un peu de mémoire, ils devraient se rappeler que, chaque fois, Jésus a déjoué le piège par une réponse inattendue qui a « cloué le bec » à ses opposants. En l'interrogeant sur la légitimité de l'impôt payé aux Romains, ils sont persuadés d'avoir enfin trouvé une ruse imparable.
Le petit groupe disparate l'aborde sans doute dans le Temple ou aux alentours de celui-ci. L'entretien commence par des compliments : « Maître, nous savons que tu es franc et que tu enseignes les chemins de Dieu en toute vérité, sans te laisser influencer par qui que ce soit, car tu ne tiens pas compte de la condition des gens. » Triple politesse inhabituelle dans la bouche de ses adversaires : ils feignent d'admirer l'intégrité de Jésus, sa fidélité à la Loi, son indépendance à l'égard de la condition sociale de ses interlocuteurs. Mais ces compliments sont destinés à mieux mettre en valeur sa culpabilité, quelle que soit sa réponse.
LES ANCÊTRES DES FERMIERS GÉNÉRAUX
Pharisiens et hérodiens auraient pu poser une question relative à la foi juive : crois-tu à la résurrection des morts ? Ou : faut-il observer pareillement tous les commandements de la Loi ? Non ! Ils abordent le domaine des relations avec l'occupant romain : « Est-il permis ou non de payer le tribut à César ? » Comme tous les habitants des provinces romaines, les Juifs doivent verser des impôts à Rome. Mais ils considèrent que les tributs sont les marques infamantes de leur sujétion. Tous les provinciaux acquittent deux catégories de contributions obligatoires : le tributum soli, qui touche les propriétés foncières, et le tributum capitis, sur la personne. S'y ajoutent tous les impôts indirects, péages, douanes, taxes sur les héritages, les affranchissements et les ventes d'esclaves. Tout le monde, à l'exception des enfants et des vieillards, est tenu de régler sa part. Et peu importe la condition sociale du contribuable. Les paysans pauvres sont les plus accablés. Alors que les transactions habituelles se font avec la monnaie locale, les tributs doivent absolument être payés avec des pièces romaines. Le montant des impôts est fixé par des magistrats placés à la tête de chaque circonscription. Les publicains - comparables aux fermiers généraux de l'Ancien Régime, en France - prennent à ferme le recouvrement des différentes taxes. Ils choisissent parmi les autochtones de la province les percepteurs chargés de la collecte dans chaque localité. Inutile de préciser qu'ils sont perçus comme des impurs qui collaborent avec la puissance occupante, et donc détestés par leurs compatriotes. Jésus se distingue en bravant l'opinion publique : il ne craint pas de partager ses repas avec les publicains, et va jusqu'à recruter parmi les collecteurs d'impôts un ses disciples, Lévi-Matthieu.
DISCUSSIONS PASSIONNÉES ENTRE RABBINS
La question de la légitimité du paiement des impôts aux Romains est alors très présente dans la société juive. Elle fait l'objet de discussions passionnées entre les rabbins. Et les différentes sectes du judaïsme s'opposent. Les sadducéens et les hérodiens, favorables aux Romains, sont pour le paiement des tributs. Les pharisiens sont hostiles à l'impôt, mais acceptent de le payer. Quant à la secte extrémiste des zélotes, elle refuse catégoriquement de pactiser avec l'occupant et dénonce cette ponction. On voit bien en quoi consiste le piège tendu à Jésus, car aucune des deux réponses possibles à la question qu'on lui pose n'est satisfaisante. Ou bien celui-ci consent : « Oui, il faut payer l'impôt aux Romains », et passe ainsi pour un lâche et un traître, ce qui provoquera des réactions hostiles chez la plupart de ceux qui suivent son enseignement ; ou il refuse, et apparaît comme un dangereux révolutionnaire, menacé d'une intervention brutale de la police romaine (un délit d'insoumission est puni de la peine de mort).
LES HYPOCRITES SONT DÉMASQUÉS
Remarquons que pharisiens et hérodiens ne demandent pas à Jésus son opinion personnelle sur la question. Les compliments qu'ils lui adressent le présentent comme un « Maître » dont l'avis implique un enseignement doctrinal. Sa réaction est immédiate : « Hypocrites ! Pourquoi me tendez-vous un piège ? » Preuve qu'il comprend parfaitement la démarche de ses interlocuteurs : obtenir une réponse qui sera utilisée pour ouvrir un procès contre lui et le condamner. Mais Jésus est rompu aux mécanismes de l'affrontement verbal. C'est alors à son tour de poser une question et d'inverser - osons le dire, de façon diabolique ! - la situation. Il commence par demander qu'on lui présente une pièce romaine servant à payer les tributs. Sa requête est extrêmement ingénieuse : lui-même n'a pas sur lui de pièce romaine et fait semblant d'ignorer ce qu'elle représente. En revanche, ses adversaires ne craignent pas de déroger à leurs grands principes de refuser tout ce qui vient de l'occupant : ils possèdent des monnaies « impures » et n'hésitent pas à les toucher !
CE PROPHÈTE NE RENTRE DANS AUCUNE CASE
La pièce qu'ils présentent à Jésus est un denier d'argent, monnaie courante dans l'Empire romain et correspondant au salaire quotidien d'un ouvrier agricole. Elle porte sur son avers l'effigie de l'empereur régnant (Tibère), entourée de l'inscription « César Auguste ». « De qui sont cette effigie et cette inscription ? » demande-t-il innocemment. « De César », répondent les pharisiens et les hérodiens, qui ne se doutent de rien. « Eh bien, répond Jésus, rendez à César ce qui appartient à César ! » Aucun moyen de parer à cette injonction. Jésus joue avec les mots. Il est évident que le propriétaire du denier est César. Personne ne peut le contester. Par conséquent, payer l'impôt romain avec une monnaie romaine n'est en fait qu'une restitution à son légitime propriétaire. Ses interlocuteurs, remplis d'étonnement, se retirent en silence. Les hérodiens voient leurs aménagements avec l'autorité romaine condamnés. Les pharisiens, tout en se faisant fort de leur interprétation rigoureuse de la Loi, ne sont pas à l'abri des compromissions. En fait, ce qui les trouble, ce n'est pas tant la réponse de Jésus, mais plutôt la véritable identité de ce prophète qu'ils ne peuvent ranger dans aucune des catégories de la société juive.
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Pendant toute cette joute verbale, il tourne ses interlocuteurs en ridicule. Sa réponse prouve que le problème du paiement de l'impôt à César ne l'intéresse absolument pas. Il jette un peu comme une aumône ce denier au puissant empereur romain et refuse de s'associer aux zélotes en prônant le refus de l'impôt. Ce sont les pharisiens qui possèdent une pièce romaine, ce sont eux qui répondent : « De César. » Ce qui prouve qu'ils ont l'habitude de manipuler les monnaies de l'occupant. Ainsi, ces hommes qui s'opposent en paroles aux Romains n'hésitent pas à faire partie du système économique mis en place !
UNE AUTORITÉ POLITIQUE DE PEU DE VALEUR
Il ne faut pas limiter la formule de Jésus à cette seule phrase, car, dans le récit, elle est liée à la suite méconnue, « et rendre à Dieu ce qui est à Dieu ». Jésus ne condamne pas l'autorité politique légitime, mais montre son peu de valeur en comparaison du devoir de l'homme à l'égard de Dieu, son seul créateur et propriétaire. Le prophète a souvent opposé le monde de la terre à celui des cieux ; il démontre brillamment que ses adversaires se préoccupent de problèmes matériels qui n'ont aucun rapport avec l'exclusivité du culte dû à Dieu.
Cette formule percutante, Jésus l'a très certainement prononcée. Elle aura une destinée très grande, influençant les rapports entre l'Église et l'État pendant des siècles. On la citera presque toujours pour démontrer la séparation (en théorie infranchissable !) entre le spirituel et le temporel.